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Pour un principe matérialiste fort

Compléments du livre
"Pour un principe matérialiste fort"

 

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A propos du principe anthropique


De quoi s'agit-il ? En très bref, disons qu'il s'agit d'une explication permettant de comprendre pourquoi l'univers, tel que le décrivent les cosmologistes, parait si remarquablement adapté à l'émergence de la vie et de l'intelligence de type terrestre. Certes, hormis la Terre, les mondes que l'on observe dans l'univers semblent particulièrement inhospitaliers et peu propices à la vie. Cependant la Terre existe depuis quelques milliards d'années et s'est montrée depuis ses origines une amie de la vie (life-friendly, pour reprendre une expression courante dans le vocabulaire scientifique anglo-saxon). Or rien ne permet de penser que la Terre soit unique dans l'univers. Ce serait donc l'univers tout entier qui serait, globalement, un ami de la vie. Que l'univers, dès son origine, ait été extraordinairement favorable à l'apparition de la vie est une hypothèse bien connue. Elle a été formulée par la première fois par l’astrophysicien Brandon Carter en 1974. Il s’appuyait sur l’existence des divers paramètres cosmologiques, décrivant l’univers dans son ensemble, en suggérant qu’il serait possible de les prévoir par une argumentation anthropique. Ainsi, pour que l’homme existe, à partir d’un astre où la vie serait apparue, il faudrait que l’univers dans son ensemble soit âgé d’un nombre minimum de milliards d’années décompté à partir du Big Bang initial. Ce délai avait été calculé en utilisant des hypothèses sans liens avec la cosmologie relatives au temps nécessaire pour qu’un organisme complexe tel l’homme se développe à partir des atomes d’hydrogène et d’hélium nés du Big Bang. Or c’est précisément cet âge que par ailleurs les astrophysiciens attribuent à l’univers.

Mais il n’est pas nécessaire de faire appel aux paramètres cosmologiques et aux supposées constantes universelles pour présenter de telles conclusions. La simple observation des lois de la physique suffit. Si la nucléosynthèse stellaire n’avait pas permis la fabrication du carbone, la vie n’aurait pas pris naissance et l’homme n’aurait pas existé. Or comme l’homme existe, il a fallu que se produise un processus assez complexe permettant la synthèse du carbone à partir des noyaux d’hélium présents dans le cœur des étoiles. Or ce processus a été découvert par Fred Hoyle en 1954. Pour les défenseurs du principe anthropique, il en est de même pour toutes les caractéristiques de la nature nécessaires à la vie. Elles découlent d’une adaptation très fine (fine-tuned) des constantes cosmologiques universelles. D'un changement infime dans quelques variables auraient découlé des conditions telles que la vie et l'intelligence auraient été à tout jamais impossibles. Pourquoi ?

L'hypothèse anthropique

Si l’on prend ces constatations au pied de la lettre, sans les réfuter, il y a là quelque chose d’effectivement troublant. Nombre de scientifiques sérieux se sont convaincus que la question méritait d’être approfondi. Eliminons ici l’hypothèse anthropique dite « forte » d’inspiration finaliste c’est-à-dire spiritualiste, selon laquelle ce serait une divinité qui aurait créé à la fois le monde et l'homme, celui-ci ayant le choix de surmonter les épreuves terrestres afin d'accéder à la fusion avec l'esprit. On sait que, loin d'être reléguée au rang des superstitions ou tout au moins des symboles, cette explication finaliste, sous le nom de Dessein Intelligent (Intelligent Design, ID), se répand de plus en plus aux marges du monde scientifique anglo-saxon.

L’hypothèse anthropique « faible » se borne à constater l’étonnante convergence apparente entre les nécessités de l’apparition de la vie et les conditions de l’évolution de l’univers telles que nous venons de les souligner. Des explications matérialistes du phénomène sont donc proposées.

Ne mentionnons pas la plus simple qui parait une banalité. Selon cette argumentation, l'univers est ce qu'il est. Il évolue à l'intérieur de certaines contraintes de type thermodynamiques. En fonction des lois permettant la création de complexité par combinaison d'éléments simples, des atomes lourds ont succédé aux atomes légers et des protéines biologiques aux protéines prébiotiques. A partir de là, l'évolution biologique sur le mode principalement darwinien a donné naissance à des organismes vivants de plus en plus complexes et intelligents. Rien n'exclue, dans cette hypothèse, que des formes de vie et d'intelligence voisines voire différentes existent ailleurs dans l'univers. C'est un des objectifs de la science moderne, notamment de l'exobiologie, que les imaginer et les rechercher. La question métaphysique qui demeure sans réponse concerne l'univers lui-même. Pourquoi existe-t-il, sous la forme que nous connaissons. Existe-t-il ailleurs des univers différents ou comparables ? La science doit avouer là son ignorance, sans pour autant en appeler à des explications de type théologiques. Le lecteur constatera qu’à quelques nuances près, cette « explication » inspire la façon dont, dans ce livre, nous nous représentons l’évolution du monde. Mais, pour ce qui nous concerne, nous ne cherchons pas ce faisant à répondre à l’hypothèse anthropique dont, avec l’astrophysicien Christian Magnan (voir ci-dessous), nous ne reconnaissons pas la pertinence. Nous nous bornons à montrer que l’apparition de l’homme a pu se produire au terme d’un ensemble de processus naturel n’exigeant en rien l’intervention d’une divinité quelconque.

Une réponse plus subtile et plus récente à la question anthropique faible est celle apportée par les théoriciens de l'univers multiple ou multivers. Cette hypothèse, popularisée notamment par les spécialistes de la théorie des cordes (appelée souvent M.Théorie), consiste à dire qu'il existe dans un super-univers ou multivers d'innombrables variantes d'organisation des éléments primaires de la nature que seraient les cordes. L'énergie du vide, antérieure aux phénomènes initiaux de type Big Bang, générerait constamment de tels univers, tous différents. Ceci proviendrait, selon la cosmologie de la M. Théorie du fait que les formes ou «shapes» à 10 dimensions dans lesquelles vibrent les cordes (dites Calabi-Yau shapes) évoluent constamment et de façon chaotique à chaque nouveau Big Bang. Les lois et constantes de la nature sont constamment rebattues à cette occasion, comme un jeu de cartes.

En termes de probabilités, si l'on raisonne sur des séries de tailles presque illimitées, il n'y a aucune raison de penser qu'un univers, même aussi complexe que le nôtre, n'aurait pas pu émerger. Il n'y aurait, selon les calculs de Leonard Susskind, un des pères de la théorie des cordes, qu'une chance sur 10 puissance 500 pour qu'un tel événement se produise. Cela suffirait pourtant. De la même façon, selon la comparaison souvent faite, un singe battant et rebattant les lettres de l'alphabet pourrait, sur un temps infiniment long, retrouver les éléments composants une pièce de Shakespeare. Cette hypothèse du multivers gène cependant considérablement le bon sens scientifique, notamment parce qu'elle repose uniquement sur des spéculations mathématiques qui ne semblent pas vérifiables, dans les conditions actuelles ou prévisibles de l'expérimentation. Il n'empêche qu'elle est développée avec la plus grande conviction par des physiciens éminents, tels que David Deutsch ou Léonard Susskind, précité.

Celui-ci vient de publier un ouvrage, dont certains passages ne sont pas d'accès facile, intitulé The Cosmic Landscape : String Theory and the Illusion of Intelligent Design, Little, Brown 2005. L'univers décrit par la théorie des cordes, selon lui, n'a rien d'élégant, comme le prétendait à tort l'ouvrage traduit en de nombreuses langues du physicien Brian Greene (The Elegant Universe: Superstrings, Hidden Dimensions, and the Quest for the Ultimate Theory, 2000). Au contraire, il s'agit d'un chaos sans lois perceptibles, au sein duquel notre univers est apparu par hasard, comme indiqué ci-dessus.

Dans la suite des hypothèses relatives aux univers multiples, certains cosmologistes, notamment Lee Smolin (Three roads to Quantum Gravity, Basic Book, 2001) ont présenté une théorie darwinienne de l’évolution des univers selon laquelle ceux-ci seraient en compétition les uns avec les autres et que les plus adaptés seraient ceux capables d’enfanter, notamment à travers les trous noirs, des enfants univers plus doués pour la vie et l’intelligence que leur géniteur. Ces thèses ont été reprises dans un ouvrage que l’on peut lire mais qui relève de la pure conjecture, Biocosm de James Gardner (voir http://www.biocosm.org/)
Ces différentes hypothèses sont acceptables (ou du moins recevables en attente de démonstration expérimentale) par des cosmologistes matérialistes. Mais elles posent la question du statut de la cosmologie théorique. Celle-ci peut-elle véritablement être considérée comme une science, tant qu’elle n’est pas vérifiable instrumentalement ? Nous considérons pour notre part qu’il faut distinguer deux cosmologies, la cosmologie expérimentale qui étudie l’univers de l’intérieur à partir des instruments de plus en plus puissants dont dispose la physique (notamment les sondes orbitales) et la cosmologie théorique. Nous avons proposé de ranger celle-ci dans le domaine de la métaphysique scientifique. Autrement dit, il n’est pas possible de s’appuyer solidement sur les hypothèses qu’elle formule pour apporter des réponses « fortes » aux questions philosophiques qu’elle pose (voir annexe 6. La cosmologie et la théorie des cordes).

Une hypothèse inutile sinon dangereuse

Dans cet esprit, nous suggérons ici de rejeter purement et simplement, non seulement l’hypothèse anthropique, fut-elle faible, mais le fait même de l’envisager. C’est ce que pense Christian Magnan, du Collège de France (Les raisonnements anthropiques ont-ils des fondements théoriques ? dans Les matérialismes et leurs détracteurs, op.cit., p. 495. On étudiera aussi avec profit son site http://www.lacosmo.com/cosmo.html et notamment la page http://www.lacosmo.com/reglage_fin.html). Il voit quasiment dans l’hypothèse anthropique une escroquerie intellectuelle, cachant en fait un dessein spiritualiste ne s’avouant pas. Ce physicien très fécond est connu pour son matérialisme radical. Il considère par exemple que la science ne doit pas utiliser le concept d’infini, même si celui-ci possède un fondement mathématique. L’infini ne peut être démontré et serait selon lui une résurgence de l’idée de Dieu, réintroduite subrepticement dans certains modèles scientifiques. Il raisonne de même concernant le principe anthropique. Comment parler du fait que l’univers serait ou non favorable à l’apparition de la vie puisque nous ne connaissons aucun autre univers pouvant lui être comparé ? Il va même plus loin puisque pour lui, la cosmologie est à peine une science (voir annexe 6. La cosmologie et la théorie des cordes).

Christian Magnan propose une discussion très pertinente mais que nous ne pouvons reproduire ici concernant les prétendues constantes universelles (dont par ailleurs de nombreux physiciens contestent aujourd’hui le caractère d’universalité et même le caractère « réel », car elles pourraient être comme toute formalisation en science une création permettant à l’homme d’organiser le monde dans lequel il se trouve et dont il est le produit). Pour lui, il est gratuit d’affirmer que la vie et la pensée n’auraient pas pu apparaître dans un univers différent du nôtre. En effet, nous ne disposons pas de tels univers différents pour « falsifier » cette affirmation. Nous pourrions tout aussi bien et tout aussi gratuitement affirmer qu’il existe un nombre N d’univers où des formes de vie et de pensée différentes des nôtres existent. La science ne peut parler avec pertinence que d’entités en nombre suffisant pour que l’on puisse les classer en catégories et les comparer. Or notre univers est unique. Les modèles d’univers différents suggérés par le calcul ne sont pas représentatifs d’univers différents, puisque rien ne permet de démontrer leur exactitude. La cosmologie est incapable d’imaginer des univers pluriels. Elle n’est même pas capable de sortir de l’univers pour le décrire de l’extérieur. Tout ceci fait que les constantes dites universelles, présentées comme d’extraordinaires coïncidences ayant permis l’apparition de la vie ne font que refléter notre ignorance de ce que sont véritablement les caractéristiques de notre univers au regard de celles que pourraient présenter d’autres univers et de celles qui seraient nécessaires à la vie sous sa forme actuelle ou sous d’autres formes. Il n’y a donc pas là matière à s’interroger. L’univers est ce qu’il est, la vie est ce qu’elle est, point final. Confessons les limites de nos connaissances actuelles et passons à autre chose.


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