ref=../annexes.php class=lien1>annexes
Les Editions Jean Paul Bayol
Contact
Publications
annexes
   

 

Pour un principe matérialiste fort

Compléments du livre
"Pour un principe matérialiste fort"

 

Retour au sommaire

Retour au sommaire

 

Les super-organismes sont-ils dotés de conscience ?

 

Howard Bloom ne s’interroge pas vraiment sur les aptitudes à la conscience que pourraient manifester les super-organismes. Pourtant, dès que l’on est en présence d’un groupe d’animaux ou d’hommes, on est tenté de lui prêter des formes au moins primitives de conscience. S’agit-il d’une illusion de type anthropomorphique ? Les sociétés au contraire n’ont-elles pas effectivement la possibilité d’entretenir des consciences collectives plus ou moins proches de ce que sont les consciences individuelles ? Nous avons vu (voir Chapitre 3) que la conscience supérieure, caractérisant presque exclusivement (semble-t-il) les humains en société, était intimement liée au langage. La conscience primaire est différente. C’est une propriété du corps en situation. Elle exprime l’unité du moi organique au sein des différentes perceptions externes et internes qui informent le système nerveux. Mais elle ne s’accompagne pas de la conscience de soi. On la retrouve sous des formes plus ou moins sophistiquées chez tous les animaux (sinon plus largement encore).

Mais les super-organismes humains sont composés d’hommes eux-mêmes capables de langage. Ils ont la possibilité de transmettre des informations symboliques éclairant les autres membres du groupe sur certains des contenus de la conscience primaire. L’énonciation d’un contenu conscient par un locuteur entraîne des réponses de la part de ses interlocuteurs, si bien que se construisent progressivement des échanges en miroir, qui se complexifient au cours du temps. Nous avons précédemment indiqué que l’émetteur initial est conduit à prendre conscience de son existence en tant que Je, en s’assimilant à ceux auxquels il s’adresse et qui lui répondent. Le Je caractéristique de la conscience supérieure se serait donc ainsi construit au cours de l’échange. On peut le constater dans la vie courante. Le modèle de moi autour duquel s’ordonnance ma conscience supérieure est constamment construit par les informations que je reçois du monde extérieur. Ce que me disent de moi mes interlocuteurs, les modèles que des tiers me proposent et plus généralement tout ce que je vois ou que je lis, je me l’applique à moi-même. C’est pour cela que les méméticiens sont, comme nous le verrons, tentés de considérer que le Je n’est pas autre chose qu’un complexe de mèmes ou mèmeplexe, en reconfiguration permanente, grâce auquel prend sens l’ensemble de mes références conscientes. Ces mécanismes peuvent-ils contribuer à la naissance d’une conscience collective qui ne soit pas seulement faite d’une sorte de moyenne des consciences individuelles ?

Qu’il s‘agisse d’une colonie bactérienne, d’un essaim d’abeilles, d’une meute de loups ou d’humains habitant un territoire auquel ils sont attachés, les super-organismes sociaux présentent une certaine cohérence. Cela permet de les analyser comme des organismes au lieu de les considérer comme des regroupements occasionnels d’individus isolés. Chacun obéit à des règles sociales complexes, dont la plupart demeurent d’ailleurs encore mystérieuses au regard des scientifiques. Ce ne sont en tous cas pas des organismes assimilables à celui d’un animal isolé, avec ses caractères anatomiques et ses processus physiologiques de mieux en mieux identifiés par la science. Il n’y a pas de raison cependant de leur refuser l’aptitude à la conscience, au moins à la conscience primaire qui paraît inséparable de toute constitution biologique organisée. Mais les bases corporelles et les substrats neurologiques d’une telle conscience primaire ne sont évidemment pas ceux que les neurologues attribuent à la conscience primaire de l’organisme animal ou humain individuel. Il faut les rechercher au cas par cas, cela étant d’autant plus difficile qu’il est logique de postuler que la conscience primaire d’un essaim d’abeille n’est pas celle (au moins dans les formes, sinon dans ses logiques profondes) d’une communauté villageoise humaine.

On pourrait évidemment éviter toute difficulté en évacuant l’hypothèse que de tels super-organismes disparates puissent disposer de consciences primaires éventuellement comparables à celle de l’homme. Mais on se priverait alors des nombreuses occasions permettant d’étudier et peut-être de mieux commencer à comprendre des comportements collectifs inexplicables autrement, par exemple les paniques. On se priverait sans doute aussi de la possibilité de mieux comprendre la conscience primaire humaine.

Si nous nous limitons ici aux seuls groupes humains, peut-on faire l’hypothèse que les étudier en utilisant l’acquis des études de la conscience primaire individuelle réalisées par les neuro-physiologistes peut apporter des éléments différents et plus instructifs que ceux fournis par la sociologie ou la psychologie sociale ? Allant du simple couple jusqu’à l’humanité entière, ces groupes humains sont si variés qu’il paraît difficile d’y observer quelques substrats communs permettant l’émergence d’une conscience primaire collective. Mais il est certains domaines où la sociologie traditionnelle reste à court de théories explicatives, tels l’inconscient collectif (1), les pulsions de foules allant de l’agression jusqu’à l’adhésion sans nuance, et bien d’autres phénomènes qui révèlent l’existence d’un corps social « physique » situé dans le temps et dans l’espace. Ce corps serait déterminé par d’autres facteurs que les réflexes génétiquement programmés des individus, mais il adopterait des états bien définis dont la supposée conscience primaire collective serait à la fois l’émanation et l’agent coordonnateur.

Les sociobiologistes, nous le verrons, font l’hypothèse que la plupart des comportements inconscients collectifs sont provoqués par l’héritage génétique des individus. Il en serait ainsi par exemple de l’agressivité qui obéit à des réflexes ancestraux visant à la défense du territoire. Pour leur part, les généticiens hésitent maintenant à faire le lien entre tel gène et tel comportement précis, surtout si celui-ci n’est pas individuel mais collectif. Ils soupçonnent des relais multiples qui ne peuvent être analysés avec les outils actuels. Expliquer une réaction de foule comme la panique par l’influence des gènes commandant les réflexes de fuite chez les individus serait un peu rapide. Ce serait comme expliquer le réflexe de fuite d’un individu par le système de commande d’un de ses groupes musculaires. Il faut donc rechercher un mécanisme plus global. Dès lors de vastes champs d’investigations sont aujourd’hui ouverts, qui conduiront à mieux étudier comment la conscience primaire se manifeste chez les individus, animaux compris, puis à rechercher si de telles manifestations se retrouvent au niveau des groupes. Une réponse affirmative pourrait faire penser à l’existence d’une véritable conscience primaire collective.

Création de la conscience collective

Peut-on aller plus loin et envisager l’hypothèse d’une conscience collective d’ordre supérieur ? Il faudra bien s’entendre sur ce que désignera ce mot. Il ne s’agit pas d’évoquer la façon dont les échanges langagiers ont contribué dans le passé ou contribuent encore, au cours du développement, à construire la conscience supérieure des individus. Ce sont des sujets que les diverses sciences cognitives ont depuis longtemps abordé. Une approche beaucoup plus originale, conforme au paradigme des super-organismes exposé dans le présent chapitre, consisterait à étudier la façon dont des groupes constitués d’individus aptes à la communication peuvent se doter progressivement de contenus sémantiques (ou connaissances) leur assurant un avantage sélectif. Nous avons vu (voir chapitre 4) que c’est précisément ce que paraissent faire des robots qui acquièrent spontanément, du simple fait de leur relation compétitive au sein d’un groupe, un début de communication symbolique par l’intermédiaire d’un proto-langage partagé.

Un groupe n’a pas d’autres organes sensoriels ni d’autres actionneurs musculaires que ceux des individus qui le composent. Ces organes, même regroupés, ne sont pas capables de performances radicalement nouvelles. Il n’en est pas de même du cerveau. On peut considérer qu’un groupe dispose d’un cerveau d’une toute autre nature que les cerveaux des individus qui le composent, dès lors que ces cerveaux sont reliés par les canaux de la communication symbolique, notamment langagière. Un vaste cerveau réparti se constitue alors, aux performances instantanées considérablement augmentées, tant en puissance qu’en diversification ou versatilité. Par ailleurs, grâce au langage, des mémoires collectives indépendantes des individus se mettent en place et peuvent stocker d’innombrables modèles du monde, accessibles relativement facilement aux générations successives.

Nous avons montré que l’hypothèse de Gérald Edelman relative à la création des zones fonctionnelles du cerveau, qu’il a nommé la « Théorie de la Sélection des Groupes de Neurones », permet d’expliquer, grâce à la sélection darwinienne, comment émergent les structures et les contenus neuraux les mieux aptes à la survie des individus. La même théorie, transposée au cas de la conscience collective, pourrait expliquer comment les groupes sociaux ont structuré leurs contenus conscients collectifs en développant les bases de connaissances les plus aptes à assurer leur survie. Imaginons ce qui aurait pu se passer dans cette hypothèse. En simplifiant, nous supposerons que les premiers échanges langagiers se sont produits dans toutes les directions envisageables (sous forme d’une espèce de babillage aléatoire) jusqu’à ce que l’expérience conduise à ne retenir que les signifiants les plus aptes à représenter l’expérience du groupe en interaction avec son environnement. C’est d’ailleurs ce que l’on observe avec les expériences portant sur l’acquisition d’un protolangage par des populations de robots. Les premières connaissances explicatives ont été d’abord très empiriques, puis ont été intégrées à de vastes mythologies pour enfin se retrouver au sein de systèmes hypothético-déductifs rationnels qui ont donné naissance à l’immense appareil des sciences et technologies actuelles.

Au terme de ce processus, qui du groupe ou de chacun des individus qui le composent est devenu informé, réactif, intelligent et finalement conscient ? Autant l’un que les autres, pourrions-nous répondre. Mais très probablement il faudrait situer le cœur de la compétence au sein du groupe, car aucun individu à lui seul ne peut atteindre à la puissance de mémorisation du collectif.

Peut-on se représenter simplement comment un super-organisme traversant les frontières des organismes traditionnels acquiert de la compétence ? C’est une question que se posent les observateurs du réseau Internet, qui représente indiscutablement un ensemble considérable de connaissances capables de s’exprimer dans les consciences individuelles des internautes, mais dont aucun internaute à lui seul ne peut épuiser ni même imaginer les ressources globales. On obtient donc une sorte de cerveau mondial qui serait potentiellement capable de prises de conscience très larges, si du moins des modes d’interrogations suffisamment puissants existaient pour en extraire des contenus conscients. Nous reviendrons sur cette question d’actualité dans le prochain chapitre, consacré aux super-organismes techno-scientifiques.

1 : Le terme d’inconscient collectif est souvent critiqué. On pourrait le définir soit comme un ensemble d’idées ou intuitions partagées par des individus sans qu’ils en soient conscients, soit comme des idées ou intuitions dont les individus sont conscients et dont ils s’attribuent la paternité alors qu’elles sont produites par l’alchimie complexe des échanges au sein du groupe.

Retour au sommaire