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Pour un principe matérialiste fort

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"Pour un principe matérialiste fort"

 

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Modèles du cerveau : La théorie de la sélection des groupes de neurones de Gerald Edelman

 

Les études consacrées au cerveau humain ne se comptent plus, si bien qu’il est sérieusement envisagé de réaliser un ou plusieurs Atlas du cerveau permettant de rassembler et comparer les données, afin d’en tirer des informations que leur désordre actuel ne permet pas d’obtenir. Les approches et les modes d’observation sont multiples et se situent à tous les niveaux possibles, depuis l’analyse des molécules de liaison intersynaptiques jusqu’au cerveau global. Mais il reste difficile de passer de la description à l’explication, notamment quand il s’agit de comprendre l’origine, les modalités et l’utilité fonctionnelle des grandes propriétés du cerveau, l’intelligence et surtout la conscience. (1)

La conscience est pourtant, elle-aussi, l’objet d’une inflation d’études considérable, comme le montre la lecture des sommaires des revues internationales qui lui sont consacrées. Dans la mesure où on accepte le postulat du matérialisme scientifique selon lequel la conscience est une propriété émergente de l’organisation cérébrale ou neurale, l’étude de la conscience suppose inévitablement celle du cerveau. Le risque est alors de réductionnisme, se centrer sur l’anatomie et la physiologie des aires et des circuits cérébraux supposés impliqués dans les états précurseurs de la conscience, en perdant de vue la nécessité de constituer un modèle d’ensemble dans lequel on pourrait reconnaître ce que l’intuition commune attribue depuis des siècles à l’esprit humain et à la conscience.

Gerald Edelman ne prête pas à cette critique. C’est certainement dans le monde un des bons connaisseurs, aussi bien du cerveau proprement dit que de ses fonctions émergentes, notamment la conscience (2). Il dirige aux Etats-Unis le Neurosciences Institute et préside la Neurosciences Research Foundation. Il est également directeur du département de biologie du Scripps Research Institute. Ses travaux précédents en immunologie lui ont valu le prix Nobel de physiologie/médecine. Depuis 30 ans, il s’est consacré à l’étude des bases neurales des fonctions cérébrales supérieures : comment le cerveau a-t-il évolué pour produire ces fonctions, comment celles-ci se manifestent-elles aujourd’hui.

Ceci l’a d’abord conduit à élaborer une théorie générale, la Théorie de la Sélection des Groupes de Neurones, TSGN (Theory of Neuronal Group Selection; TSGN) , reposant sur le principe que face aux exigences de la survie s’imposant aux organismes, des cellules spécialisées, les neurones, eux-mêmes regroupés en faisceaux, ont été sélectionnés sur le principe de la compétition darwinienne : les groupes de neurones les plus aptes à assurer telle fonction étant retenus et inscrits dans le patrimoine héréditaire. La compétition entre groupes de neurones règne également au cours du développement du cerveau chez l’individu jeune, l’adulte et même (Des études récentes montrent que le cerveau âgé, convenablement sollicité, garde de grandes capacités d’apprentissage) la personne agée. Plusieurs groupes de neurones entrent en concurrence (dans certaines limites de spécialité évidemment) pour répondre à tel besoin, sans plan génétique déterminé à l’avance. Ceci explique la diversité des réponses possibles et leur redondance éventuelle ou dégénérescence (entendue au sens de convergence dans les réponses fournies par des organes différents. Voir ci-après Théorie de la sélection des groupes de neurones).

Gerald Edelman, étudiant les propriétés dites supérieures du cerveau, s’est également particulièrement attaché à comprendre le fonctionnement du cortex associatif, depuis longtemps considéré comme le siège de l’intelligence associative et de la conscience. Il a mis en évidence l’existence et le rôle des fibres qu’il a qualifié de réentrantes joignant à partir du système thalamocortical un très grand nombre des aires cérébrales spécialisées. Contrairement aux autres groupes de neurones, organisés soit en boucles fermées soit en faisceaux non remontants, les fibres réentrantes fonctionnent dans les deux sens, émettant vers une zone donnée et transmettant en retour des signaux provenant de cette zone. L’ensemble constitue un réseau dense interactif, couvrant la presque totalité du cerveau supérieur, un peu analogue au réseau Internet (3). On comprend bien qu’un tel maillage soit éminent favorable à l’émergence d’états associatifs plus ou moins volatils et se succédant rapidement tels que ceux identifiés dans la conscience primaire (commune à un grand nombre d’animaux et à l’homme) et dans la conscience supérieure, moins répandue puisqu’apparemment limitée à l’homme.

Tout ceci avait été exposé dans de nombreux articles et ouvrages. Mais il manquait une présentation facilement accessible de la théorie générale du cerveau et de la conscience qui a progressivement émergé de toutes ces études. On la trouve dans le dernier ouvrage de Gerald Edelman (Wider than the sky, the Phenomenal Gift of consciousness, Plus vaste que le ciel, Une nouvelle théorie du cerveau [Edelman, op.cit.]) que nous nous proposons ici d’analyser et commenter. L’auteur part du principe qu’il détient aujourd’hui un modèle explicatif global de la conscience permettant de résoudre les difficultés que pose encore la compréhension d’un phénomène paraissant rebelle à la description objective, dans la mesure où nous en sommes nous-mêmes issus (4). Dire que toutes les questions y sont résolues serait sans doute excessif, mais beaucoup de problèmes y sont éclaircis et des pistes pour tenter de résoudre ceux qui ne le sont pas sont offertes.
Il va sans dire que Gerald Edelman est un matérialiste et s’annonce comme tel, ce qui n’est pas sans courage dans un pays comme les Etats-Unis où les fondamentalistes religieux disposent d’une audience accrue, y compris de la part des institutions publiques. Mais ce n’est pas un matérialiste réducteur, puisqu’il postule que si l’esprit n’est rien sans le corps, il admet l’émergence de la complexité à partir du simple et se donne les outils pour en traiter sans y voir le produit de déterminismes linéaires.

Quelles sont les propositions de Gerald Edelman relatives à la conscience ? Résumons-les ici, en y ajoutant nos commentaires.

Le matérialisme scientifique

L’auteur s’inscrit explicitement dans le postulat du matérialisme scientifique: seule l’étude du fonctionnement des neurones peut donner naissance aux sensations, pensées et émotions subjectives, c’est-à-dire à la conscience. Darwin avait été précurseur sur ce point comme sur beaucoup d’autres, puisque pour lui, contrairement à ce qu’avait affirmé son collègue Alfred Russell Wallace, les facultés de l’esprit devaient être des produits de l’évolution même si initialement ils n’avaient pas contribué directement à l’adaptation. Le langage serait né du développement du cerveau. En retour, il aurait accéléré le développement de celui-ci. La même démarche est proposée concernant les raisons de l’apparition de la conscience. Les bases neurales de la conscience, et non celle-ci, ont été initialement sélectionnées pour leurs contributions à l’adaptation. Ce sont elles qui ont une valeur causale dans le fonctionnement de l’organisme en vue de sa survie. A partir de ces bases s’est construit l’état conscient subjectif. Le livre va s’efforcer de montrer comment ceci s’est fait..

Edelman introduit ainsi une de ses propositions importantes. La conscience n’est pas apparue toute armée chez l’homme. De plus, ses formes primitives elles-mêmes n’avaient pas de valeur adaptative. Le cerveau s’est développé selon certaines structures qui, elles, avaient valeur adaptative. Ces structures ont progressivement servi de bases (les bases neurales) aux premières formes de conscience. C’est alors seulement que la conscience primaire s’est révélée utile à la survie des espèces qui en étaient dotées, ce qui a produit en retour le renforcement des bases neurales.
Pour Edelman, on ne peut progresser dans la compréhension de la conscience qu’en la faisant descendre du piédestal où les philosophies idéalistes l’avaient mise. C’est un peu de la même façon, en détrônant l’homme de la place centrale qu’il s’était attribué dans l’univers, que l’astronomie puis la cosmologie ont pu devenir des sciences.

L’auteur rappelle le fait que la conscience dépend entièrement du cerveau, et non d’autres organes. Quand celui-ci est altéré, elle l’est aussi. Il n’y a pas de survie de la conscience après la mort. Mais les spiritualistes objectent: “ qu’en savez-vous ? Vous ne recherchez pas scientifiquement de preuves de l’existence de consciences non liées à des corps, parce que vous postulez que cela est impossible ”. Les matérialistes répondent : “ si de tels faits avaient été scientifiquement observables, ils auraient depuis longtemps été observés". Il n’y a pas d’ostracisme métaphysique systématique à l’égard de l’hypothèse spiritualiste.

La conscience est un processus

Par ailleurs, pour Edelman, la conscience est un processus et non une chose. On ne peut identifier ni dans le corps ni dans le cerveau de neurones spécifiques qui seraient le siège de la conscience. Ce processus résulte de l’activité de populations de neurones réparties dans de nombreuses aires du cerveau. C’est aussi un processus propre à chaque individu, puisque chaque humain dispose d’un corps et d’un cerveau non partageable et non exactement semblable à celui des autres humains. Par ailleurs, la conscience est continue, intentionnelle (renvoyant en général à des objets ou concepts mémorisés). Elle est aussi partielle et son champ est fonction du degré d’attention. Mais l’attention, qui focalise la conscience, n’est pas la conscience. La conscience enfin est unitaire ou intégrée, sauf en cas de troubles du cerveau. Elle est faite de scènes unitaires se succédant à un rythme rapide mais intégrant des expériences passées (le présent remémoré de Edelman).

Qu’est-ce que l’attention ? L’attention est l’aptitude à sélectionner consciemment certaines caractéristiques dans un large éventail de signaux sensoriels présentés au cerveau. Qu’est-ce qui la provoque ? Un animal peut-il être attentif, sans être conscient de l’être ? Oui, car il s’agit d’un produit des bases neurales de la conscience primaire essentielle pour la survie. Mais comment moi, puis-je sélectionner consciemment les objets de mon attention ? Qui agit en moi pour m’obliger, par exemple, à rester attentif à la poursuite de la rédaction de ce livre ? Il nous semble que ce thème de l’attention est traité trop rapidement par Edelman. Nous pourrions en dire de même du thème de l’heuristique, c’est-à-dire de la recherche attentive de solutions aux problèmes qui se posent à l’homme, et même la recherche de problèmes là où il ne semble pas y en avoir. Ce comportement, chez le chercheur scientifique, est ressenti comme conscient et même volontaire. Mais il s’agit sans doute d’une illusion. Quelles en sont alors les bases neurales sous-jacentes ?

Conscience primaire et conscience supérieure

Edelman rappelle que nous sommes également conscients d’être conscients. Mais il faut distinguer absolument entre la conscience primaire et la conscience supérieure. La conscience primaire consiste à avoir des images mentales dans le présent. Elle ne s’accompagne pas du sentiment d’un soi doté d’un passé et d’un futur. Elle est faite essentiellement de ce que Edelman a nommé dans ses ouvrages précédents le “ présent remémoré” (rappel d’expériences passées). La conscience primaire est commune à l’homme et à de nombreux animaux (sinon à tous les animaux).

La conscience supérieure est conscience d’être conscient, conscience de ses actes et de ses intentions. Au niveau élémentaire, elle exige l’aptitude sémantique, capacité de créer un symbole en associant une signification à une représentation. Au niveau développé, elle nécessite l’aptitude linguistique. Les primates en ont quelques rudiments mais seuls les humains sont dotés de l’ensemble de ces possibilités. Par la vie en société et le langage, porteurs de connaissances mémorisées au niveau social, ils ont construit des strates successives leur permettant d’accéder à des capacités conscientes de plus en plus élaborées.

L’état conscient, y compris au niveau de la conscience primaire, permet de ressentir les « qualia », c’est-à-dire d’attribuer des qualités subjectives à certaines perceptions. On ne peut décrire les qualia en termes objectifs, précisément parce qu’ils sont subjectifs, c’est-à-dire résultant du fonctionnement de corps et de cerveaux individuels, différents les uns des autres. Les qualia s’enchaînent les uns aux autres. On ne peut être conscient d’un qualia isolé. Les qualia servent à opérer des discriminations d’ordre supérieur, utiles à la survie : par exemple distinguer un son renvoyant à un objet extérieur menaçant d’un autre renvoyant à un objet inoffensif.

Nous pouvons sans difficulté, nous semble-t-il, suivre Edelman quand il impose de distinguer systématiquement la conscience primaire, très répandue dans le monde animal, et la conscience supérieure, limitée aux humains et peut-être à quelques animaux supérieurs. Il y a encore beaucoup de théoriciens de la conscience qui ne font pas cette distinction, peut-être pour des raisons idéologiques, car ils seraient alors obligés de prendre en compte l’existence de la conscience primaire au sein d’espèces réputées très primitives.
En amont de l’une et l’autre de ces consciences se trouvent des bases neurales plus ou moins évoluées qui leur servent de support. Les bases neurales font indiscutablement partie du corps. Evoquer la hiérarchie : - bases neurales, conscience primaire, conscience supérieure - a pour effet de réintroduire la conscience dans les phénomènes biologiques. On pourrait dire qu’il s’agit de la “ réincorporer ”. C’est ce que de leur côté font les roboticiens. Ils ne conçoivent plus de conscience artificielle sans l’implanter dans le corps sensible d’un robot (Voir Chapitre 4).

La réentrance

Edelman montre que c’est l’anatomie du cerveau qui permet de comprendre l’apparition de la conscience : description globale des régions du cerveau, modes de fonctionnement des neurones et des synapses, organisation des trois grands systèmes neuroanatomiques constituant l’architecture générale du cerveau. Il est important de visualiser le mode de fonctionnement de chacun de ces systèmes. Le système thalamocortical, par exemple, assure la connexion entre les différentes aires corticales par l’intermédiaire de fibres “ réentrantes ” (Voir paragraphe suivant). Par ailleurs, il faut se souvenir de ce que les cerveaux ne sont pas des machines analogues à l’ordinateur, c’est-à-dire construits tous de la même façon et appliquant des programmes identiques. Chaque cerveau est différent des autres et son fonctionnement suppose l’intégration dynamique de nombreuses aires différentes, tant dans le cerveau lui-même que d’un individu à l’autre.

Le terme de « fibres réentrantes » a été forgé par Edelman pour désigner des fibres massivement parallèles fonctionnant dans les deux sens et connectant les cartes construites dans chacune des aires corticales. Ainsi s’établissent des processus synchrones dynamiques mettant en cohérence les contenus de ces aires. Nous verrons que la réentrance est une propriété essentielle à sa théorie du cerveau (Gilbert Chauvet a précisé cette notion de réentrance, qu’il a particulièrement étudiée. Pour lui il ne peut y avoir réentrance stricte en raison de la non-symétrie (voir chapitre 2, section 6)). Depuis longtemps, les anatomistes avaient observé les fibres de liaison dans le cortex dit justement associatif, mais ils n’en avaient pas tiré de conclusions bien précises relativement à la génération des états de conscience. Le terme de réentrance est inspiré de l’informatique, comme quoi, même si les cerveaux ne sont pas selon Edelman analogues à des ordinateurs séquentiels, on peut y retrouver certains traits caractéristiques des traitements informatiques en feed-back.

La Théorie de la Sélection des Groupes de neurones

Le cerveau n’a pas été conçu tout d’une pièce. Il s’est formé au cours d’une longue évolution soumettant ses différentes structures à la sélection naturelle. La théorie du cerveau proposée par Edelman dans ses différents ouvrages repose sur le darwinisme global ou théorie de la sélection de groupes de neurones (TSGN) déjà citée. Seuls les modèles sélectionnistes fondés sur le raisonnement en termes de population lui paraissent pouvoir expliquer que les cerveaux fonctionnent selon des procédures globalement proches malgré l’ampleur considérable des variations individuelles qu’ils présentent. La variabilité neurale ne traduit pas un défaut du système, mais est fondamentale. Elle permet que parmi ces populations de variantes soient sélectionnés à tous moments les éléments les plus aptes à produire les comportements nécessaires à la survie. Ces éléments n’auraient pu être programmés une fois pour toutes compte tenu de l’ambiguïté des entrées d’informations provenant de l’environnement.

Comment le cerveau produit-il alors des réponses cohérentes et structurées ? La TSGN répond à la question. Cette sélection à partir d’un très grand nombre de variantes s’applique à trois niveaux : celui du développement fœtal, celui de l’expérience acquise au cours du début de vie, celui de la réentrée en cours de vie assurant la coordination de nombreuses aires différentes. L’intégration par réentrée des différentes aires corticales est indispensable pour assurer la liaison (binding) entre ces aires, dont résulte la conscience. Comme elle n’a pu être programmée à l’avance, elle ne peut résulter que de la TSGN, sélection des groupes de neurones les plus aptes à assurer cette liaison.

La TSGN explique pourquoi les réponses du cerveau peuvent à la fois être versatiles et efficaces. C’est qu’elles sont “ dégénérées ”. La dégénérescence est la propriété qu’ont des éléments différents d’assurer une réponse identique, ou l’inverse. Il s’agit d’une propriété biologique très répandue, assurant la souplesse adaptative des êtres vivants (5).

La liaison entre les neurones ou groupes de neurones participant à l’établissement de ce que Bernard Baars (Baars,. A Cognitive Theory of Consciousness, 1988. Le livre est consultable en ligne sur http://www.nsi.edu/users/baars/BaarsConsciousnessBook1988/index.html)appelle (d’une expression qui ne dit pas grand chose) l’espace de travail conscient. Celui-ci fait l’objet de diverses hypothèses : synchronisation par médiateurs chimiques ou par les champs électromagnétiques (sinon par des actions mettant en jeu des particules quantiques). Ces hypothèses n’ont jamais pu être vraiment vérifiées. Pour Edelman, il n’y a pas de véritable problème : au sein d’un réseau dense de fibres interconnectées dans les deux sens, des liaisons se produisent et viennent en concurrence jusqu’à ce que les plus efficaces l’emportent, avant d’être à leur tour remplacées. On pourrait peut-être comparer cela à certains effets globaux se produisant (sans que les utilisateurs en soient conscients) au sein du réseau Internet, sous l’influence de contraintes externes ou internes. Les flux s’y regroupent en faisceaux plus ou moins persistants, par exemple en conséquence des requêtes posées aux moteurs de recherche. Ainsi un site très souvent consulté apparaîtra automatiquement en tête de liste.

La conscience primaire

Différents mécanismes cérébraux ont permis l’apparition de la conscience primaire, c’est-à-dire l’aptitude à construire une scène discriminante (spécifique). Le processus fondamental est l’aptitude à procéder à des catégorisations perceptives (découpages du monde par le cerveau). Celles-ci sont assurées par des interactions entre systèmes sensoriels et moteurs dans des “ encartages ” globaux assurés par des fibres réentrantes. Un encartage global est une structure dynamique contenant différentes cartes sensorielles liées par réentrées. Cette structure est à la base de la catégorisation. Les entrées sensorielles externes s’y conjuguent avec les entrées proprioceptives (internes). Le monde est ainsi “ échantillonné ” en fonction des activités de l’animal. Plusieurs encartages permettent de créer un concept, concept du mouvement vers l’avant par exemple.

Ceci, en l’absence de mémoire, ne suffirait pas à assurer l’adaptation. La mémoire est indispensable à la conscience, même primaire. Selon la TSGN, la mémoire est la capacité à répéter ou supprimer un acte spécifique. Elle résulte de modifications dans l’efficacité synaptique de différents groupes neuronaux, modifications qui incitent de façon dégénérée certains circuits à recommencer. Il y a plusieurs sortes de mémoire, à long ou court terme, qui supposent des modifications de force différente (La « vraie » mémoire à long terme impose une biosynthèse protéique donc des mécanismes autres.). Dans cette perspective, la mémoire n’est pas la reproduction d’un comportement à l’identique mais la façon de faire revivre (ou réactiver) non identiquement des comportements antérieurs. D’autres systèmes (systèmes de valeur construits lors du développement) modulent l’étendue des ressouvenirs. Ainsi, la peur ressentie pendant des bombardements commande, même après plusieurs années, l’importance attribuée à tel souvenir évoquant la guerre (6).

Quel est l’événement décisif de l’évolution ayant donné lieu à l’émergence de la conscience primaire? Ce serait l’apparition des connexions réentrantes du système thalamocortical, à la transition entre reptiles et oiseaux puis mammifères. Deux types de voies réentrantes permettant le traitement des signaux se seraient dégagés, celles distinguant le soi du non-soi. La perception y est associée à la mémoire dans de très courts intervalles de temps (le présent remémoré). Une scène consciente peut alors être créée en une fraction de seconde. Les informations provenant du soi y jouent toujours un rôle clé. L’aptitude à créer des scènes conscientes est utile à la survie (imaginer un prédateur à partir de quelques indices sensoriels).
La conscience supérieure s’est développée chez les primates sur ces bases, par association avec d’autres circuits réentrants permettant l’acquisition de la capacité sémantique et du langage. La conscience supérieure permet d’imaginer le futur, de se remémorer le passé et d’être conscient d’être conscient. Mais la conscience primaire reste fondamentale. Sans elle, pas de conscience supérieure.

On pourrait penser que Gerald Edelman décrit les mécanismes de la conscience d’une façon arbitraire. Il donne l’impression d’avoir une idée a priori de ce qu’est celle-ci et de chercher à retrouver ensuite dans l’anatomie et la physiologie du cerveau les facteurs pouvant produire les phénomènes qu’il a définis. Mais le livre d’Edelman est un résumé de très nombreux travaux expérimentaux qui ont, semble-t-il, permis de tester les hypothèses initiales et de les organiser en théorie générale du cerveau. Aucune théorie n’étant définitive, celle proposée par Edelman est déjà critiquée dans des articles spécialisés que nous ne citerons pas ici. Mais elle nous offre une base de référence indispensable à connaître.

Nous sommes cependant obligés de constater que Gerald Edelman ne fournit pas d’indications sur les processus évolutionnaires ayant permis l’apparition chez les successeurs des reptiliens du système thalamocortical réentrant qui est décisif, comme il l’indique, pour la discrimination entre le soi et le non soi. Il ne donne pas davantage d’indications concernant l’apparition des autres systèmes neuroanatomiques nécessaires à la conscience primaire. On retrouve la question de fond posée par la théorie darwinienne de l’évolution. Comment des caractères précurseurs de systèmes favorables à une adaptation ultérieure peuvent-ils être sélectionnés alors qu’ils n’apportent aucun avantage dans un premier temps ? Une réponse possible, en termes darwiniens (C’est-à-dire en refusant, à nouveau, la facilité de l’Intelligent Design), serait que des caractères propres aux neurones, par exemple une propension à développer des axones dans diverses directions, auraient conduit à la mise en place au hasard de fibres réentrantes associatives, conservées dans les génomes même si elles n’apportaient pas d’avantages particuliers, jusqu’au jour où de telles fibres auraient rendu suffisamment de services fonctionnels pour être sélectionnées.

Une autre façon d’expliquer l’apparition de cerveaux organisés pour produire de la conscience primaire puis supérieure serait de faire appel aux expériences intéressant l’émergence de propriétés linguistiques dans des populations de robots. S’il s’avérait que de tels robots commencent à échanger des contenus sémantiques avant d’avoir, si l’on peut dire, le cerveau pour cela, on devrait pouvoir montrer, dans la suite de ces expériences, que ces échanges, devenant de plus en plus complexes, pourraient favoriser la sélection d’organisations matérielles et logicielles les mieux aptes à les traiter et à en générer d’autres, c’est-à-dire de cerveaux artificiels. On rejoindrait là l’hypothèse selon laquelle ce serait le langage et, avant lui, chez les animaux, les échanges sociaux à base de symboles, qui auraient entraîné le développement des cerveaux (Voir sur ces points les chapitre 4 et 5.).

Le noyau dynamique

Selon la TSGN étendue, toutes les expériences conscientes sont des qualia, autrement dit des discriminations personnelles dans des scènes complexes. Mais comment expliquer la richesse de chaque état de conscience et son unité ? Pour Edelman, comme pour beaucoup de neurologues, il faut faire appel aux propriétés des systèmes complexes (Voir chapitre 2). Un système complexe peut à la fois intégrer ses parties et prendre beaucoup d’états différenciés combinant les propriétés de ces parties. C’est le cas du cerveau. Ses réseaux interactifs manifestent une intégration fonctionnelle poussée (par exemple l’aire corticale responsable de l’orientation) puis grâce aux liaisons réentrantes ils deviennent intégrés au niveau supérieur, c’est-à-dire qu’ils acquièrent davantage de propriétés unitaires quand ils sont liés que quand ils ne le sont pas.

Cette description peut être appliquée au système thalamocortical. Il est dynamique et grâce au nombre considérable de ses connexions neurales, il change d’état en quelques fractions de seconde. Par ailleurs il est constitué d’un plus grand nombre d’interactions internes que d’interactions avec les autres parties du cerveau. Il “ se parle principalement à lui-même ”. On peut dire qu’il s’agit d’un noyau fonctionnel au service de la conscience. Edelman l’a nommé le “ noyau dynamique ”. C’est l’outil nécessaire aux propriétés unitaires et pourtant différenciées du processus conscient. Ses réponses peuvent aussi stimuler des systèmes non conscients donc moduler le comportement de l’organisme entier.

Les premières discriminations influençant le noyau dynamique proviennent des signaux du corps puis, au cours de la vie, du soi corporel. Mais il n’y a nulle part dans le noyau dynamique un observateur interne (un homoncule) qui pourrait apprécier son état instantané, même si nous avons nous-même l’impression d’être cet observateur. Cette impression est une construction culturelle qui s’est superposée, dans les sociétés occidentales, au mécanisme d’intégration des différents signaux endogènes et exogènes recueillis et traités par le cerveau (7).

Aussi convaincante que soit l’hypothèse d’un noyau dynamique qui soit le moteur principal de la fabrication du soi dans la conscience primaire puis supérieure, il faut bien avouer que l’hypothèse laisse en grande partie insatisfait. Comment un tel processus peut-il générer la conviction qu’éprouve le sujet conscient d’être un Je observateur mais aussi un Je acteur, doté de volonté? Edelman répondra sans doute que cette sensation d’être un Je est un qualia créé au niveau de la conscience supérieure qui ne peut être décrit en terme de processus neural. On pourra dire aussi que le Je est une création récente de certaines sociétés, et qu’il en existe d’autres où les individus ne se perçoivent pas comme des Je, mais comme baignant dans une sorte de conscience diffuse, telle que la méditation peut en donner l’exemple.
Il reste que, les qualia en général et l’intuition d’être un Je au sein du champ conscient en particulier étant des phénomènes fondamentaux dans notre appréhension du monde, l’impossibilité précise de décrire la façon dont ils émergent et se manifestent à l’intérieur d’un système de réseaux d’informations tel que le noyau dynamique décrit par Edelman est très frustrante. Le problème, bien souligné par les spiritualistes, mais qui devrait trouver des réponses matérialistes, est le suivant : comment un mécanisme physique est-il transformé en sensation.

Pourrait-on espérer que les spécialistes des systèmes cognitifs artificiels puissent un jour proposer des modèles de traitement d’information (sans doute en réseaux multi-agents) plus convaincants que la description du noyau dynamique donnée par Edelman, avec une représentation du soi “ vu de l’intérieur ” dans laquelle nous pourrions entrer ? Avec un peu d’optimisme au regard des possibilités de la conscience artificielle, on pourrait envisager en effet de voir opérer un robot doté d’un Je artificiel dont nous comprendrions mieux les processus que ceux des cerveaux biologiques. Nous présenterons quelques perspectives en ce sens dans le prochain chapitre.

La “ transformation phénoménale ” n’est pas causale

L’impossibilité de localiser dans le cerveau le Je conscient pose la question du rôle causal de la conscience. C’est pour Edelman le nœud de sa théorie. On a vu comment le processus conscient peut être causé par des processus neuraux, grâce aux interactions réentrantes centrées sur un soi servant de référence pour la mémoire, y compris dans la conscience primaire. L’activité du noyau dynamique convertit les signaux reçus du milieu extérieur ou provenant de l’intérieur du corps en ce que Edelman appelle une “ transformation phénoménale ” : qu’est ce qu’il en est d’être tel animal conscient doté de ce qualia spécifique qu’est la conscience de soi. Elle n’est pas causée par les processus neuraux mais l’accompagne. Quel est alors son rôle?

Pour Edelman, la transformation phénoménale (conscience de soi) ne peut être causale. Ce sont les processus neuraux qui la génèrent qui le sont. Mais elle est un indicateur plus ou moins fiable de la façon dont ces processus se déroulent. Cet indicateur sert d’abord au sujet lui-même. Il lui donne si l’on peut dire l’état d’un certain nombre de ses compteurs corporels. De plus, si cet état peut être communiqué aux autres par un langage quelconque, le groupe tout entier en bénéficie. Prenons un exemple simple. Si je glisse sur une pente verticale, le fait d’être conscient de ma chute ne m’empêchera pas de tomber. Mais prendre conscience de cet accident me permettra peut-être une autre fois de ne pas me mettre dans la situation de tomber à nouveau. Par ailleurs, je pourrai signaler à mes compagnons que je suis en train de tomber, ce qui leur évitera de s’avancer comme je l’avais fait sur le bord de la falaise. Compte tenu de tels avantages, les processus neuraux produisant la conscience de soi, conscience primaire puis conscience supérieure, ont été sélectionnés par l’évolution.

Edelman fait l’hypothèse que c’est principalement du fait de leurs bénéfices en termes de communication que les processus générant la transformation phénoménale (notamment le noyau dynamique) se sont développés au cours de l’évolution. C’est ce qu’illustre l’exemple que nous venons de donner. Tout ce qui est causal provient de l’état du système thalamocortical et des autres systèmes neuroanatomiques. Sans être directement causale, la conscience de soi produit par le noyau dynamique, sous-ensemble du système thalamocortical, serait avant tout un véhicule de communication faisant connaître à l’extérieur, notamment aux semblables du sujet, ce qui se passe au sein de l’organisme de celui-ci.

Les processus décrits sont conformes semble-t-il aux observations neurologiques, y compris en ce qui concerne le temps de retard entre une action (ou décision) engagée au niveau de l’organisme et la conscience que l’on peut en avoir. Ces observations comme on le sait, donnent des arguments à ceux pour qui le libre-arbitre est une illusion. Comment faire coexister le déterminisme au niveau des décisions prises par le corps et la liberté au niveau d’une prise de conscience survenant après que la décision du corps ait déjà été mise en œuvre ? (8)

Nous pouvons ainsi dire que Edelman “ réincorpore ” la conscience. Sans en faire un processus sans influence, un simple épiphénomène, il en fait une des modalités par lesquelles le corps manifeste ses décisions et amplifie leurs effets. Ceci notamment dans le monde des informations communicables par le langage. De la même façon, quand le corps prend une décision, cette décision s’accompagne généralement d’une action musculaire qui entraîne une conséquence sur le monde.

Dire que le corps décide ne signifie évidemment pas que le corps jouit d’un libre-arbitre quelconque. Le corps est “ décidé ” par de nombreux déterminismes non linéaires, bien décrits par Alain Berthoz, comme nous l’avons vu. Il en résulte que, dans une très large mesure, la conscience réincorporée est décidée par ces mêmes déterminismes, avec un niveau de complexité supplémentaire apportée par ce qui se passe au niveau de l’individu conscient.

Le corps est évidemment aussi le siège d’un grand nombre de comportements inconscients médiatisés par le cerveau. Edelman étudie notamment le système des ganglions de la base et du cervelet, responsables d’automatismes inconscients, comme le contrôle du mouvement. Ils ne comportent pas de fibres réentrantes. Ils sont reliés au cortex mais celui-ci ne les commande que lorsque l’attention prend le relais des automatismes, par exemple à certains moments difficiles de la conduite automobile. Il existe plusieurs niveaux d’attention, sous commande du cortex. Dans certains cas, les ganglions de la base peuvent agir sur le cortex. Cela pourrait être une façon d’expliquer l’inconscient freudien et le refoulement, notamment en ce qui concerne le retour du refoulé.

Langage et conscience

La conscience primaire ne permet pas de se représenter le passé, le futur et soi-même comme conscient d’être conscient. La conscience supérieure le peut. Les animaux en semblent dépourvus, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de soi, ni d’image du passé dans le présent remémoré ni de mémoire à long terme. Ce qui leur fait défaut, ce sont les aptitudes sémantiques, c’est-à-dire l’utilisation de symboles pour donner du sens aux événements et raisonner sur eux en leur absence. Ceci montre l’importance essentiel du langage dans l’émergence de la conscience. On peut supposer en fait que les deux propriétés, aptitudes langagières et aptitudes à la conscience, ont co-émergé et co-évolué chez les hominiens. D’où l’intérêt de l’étude de l’émergence du langage chez les robots, évoquée dans le prochain chapitre.

Le langage ne se limite pas à l’utilisation de symboles, car il suppose l’aptitude syntaxique, c’est-à-dire la possibilité de former des phrases. Certains animaux comme les chimpanzés sont capables de certaines postures reposant sur la recherche de sens (par exemple se reconnaître dans un miroir) ce qui prouve qu’ils ont un début de conscience supérieure. Les humains ont des aptitudes sémantiques et syntaxiques étendues, se superposant à leur conscience primaire. On a identifié depuis longtemps les zones cérébrales y jouant un rôle, notamment l’hippocampe nécessaire à la mémoire épisodique, ainsi que les aires du langage dites de Broca et de Wernicke. Mais comment les aptitudes sémantiques et syntaxiques sont-elles apparues au cours de l’évolution ? Comment a-t-on pu découvrir qu’un geste, un son ou un objet pouvait tenir lieu d’une chose ? Sans doute par l’apparition de nouvelles voies et nouveaux circuits réentrants se superposant à ceux déjà existants du cortex, et donnant notamment un accès étendu à la mémoire. Par ailleurs nombreuses sont les hypothèses anatomiques et comportementales pouvant expliquer l’explosion du langage chez l’homme.

Edelman ne pose pas la question de savoir qui, dans la naissance du langage, a précédé et induit l’autre, la modification neuronale ou la modification anatomique et comportementale - étant entendu aussi que le langage n’existant pas encore n’a pu apporter ses bénéfices, initialement, à ceux qui en étaient dépourvus. On pourrait là de nouveau imaginer qu’une petite modification, soit neuronale, soit anatomique, soit même comportementale, ait apporté des bénéfices très réduits mais suffisamment significatifs en terme d’aptitudes sémantiques, le processus s’accélérant ensuite. Les paléoanthropologues considèrent ainsi que la capacité des hominiens à créer et se transmettre des outils révèle l’existence chez eux du langage, ou précède de peu l’apparition de celui-ci (9). Dans les expériences déjà citées d’émergence du langage chez les robots, c’est la pression de sélection en faveur de la communication qui a permis l’exaptation en faveur de la création d’un langage d’aptitudes sensori-motrices pré-existantes. Certaines hypothèses relatives à l’apparition du langage chez les hominiens vont dans le même sens. Des aptitudes sémantiques rudimentaires présentes chez les anthropoïdes, peut-être à la suite de mutations favorables dans les circuits réentrants, se seraient trouvées brutalement encouragées par un changement d’habitat rendant la communication linguistique indispensable à la survie. Ainsi, la conscience supérieure et ses bases neurales seraient un résultat de l’émergence du langage, lui-même étant un résultat de l’apparition d’une vie en société exigeant pour sa survie la communication symbolique d’individu à individu.
Mais peut-on être conscient sans langage ? Autrement dit, peut-on penser sans les mots ? Les théoriciens du “ déterminisme linguistique ” répondent par la négative. Edelman semble partager ce point de vue. On sait que la question est controversée.

Il est important pour comprendre les cultures d’admettre que la conscience supérieure est le produit du langage, lui-même produit d’une société obligée à communiquer et maîtrisant la production et l’usage d’outils. La vie sociale structurée par le langage donne naissance en effet aux grandes constructions symboliques dépassant largement les consciences individuelles (mythologies puis théories scientifiques). Ces constructions modèlent la façon dont se construisent les contenus conscients individuels, puis par l’intermédiaire des individus qu’elles mobilisent, elles modèlent le monde tout entier. Les processus impliqués paraissent très proches de ceux décrits par Edelman au niveau des cerveaux individuels. On pourrait parler d’une théorie de la sélection des groupes de neurones transposée au champ des méta-circuits et méta-représentations sociales.

Les considérations qui précèdent montrent, à notre sens, que l’étude de la conscience limitée à ce qui se passe au plan du cerveau individuel n’est pas suffisante. Il faut absolument étendre l’étude aux processus se déroulant au plan des super-organismes sociaux. Mais ceci oblige à bien d’autres considérations, notamment celles concernant le rôle éventuel des entités informationnelles autonomes, les mèmes, circulant sur les réseaux et susceptibles de formater les contenus de la conscience supérieure (Voir Chapitre 5. Susan Blackmore, théoricienne des mèmes, suggère que le Je serait en fait un mème qui se serait emparé du cerveau des hommes modernes.).
L’élargissement de l’étude de la conscience au niveau du super-organisme humain n’enlève évidemment rien à l’intérêt de comprendre ce qui se passe au plan des individus humains, de leur corps, de leur cerveau et de leurs contenus cognitifs. L’individu demeure en effet un agent essentiel de l’évolution du super-organisme, du fait qu’il est équipé pour générer de l’émergence à un rythme rapide et avec une efficacité d’action physique sur le monde considérable.

La représentation

Pour Edelman, la représentation est le résultat de discriminations et catégorisations effectuées par le sujet conscient. Par exemple, je me représente la table que je regarde comme distincte du reste de la pièce. L’auteur ne veut pas en faire l’équivalent, trop souvent utilisé par ce qu’il nomme les psychologues cognitivistes, des structures neuronales (équivalentes à des informations dans un ordinateur) induites par les signaux venus de l’extérieur. Il s’agit là, dit-il, d’une description vue de l’extérieur ou objective qui perd de vue les sens et les intentionnalités qu’ont ces structures pour celui qui les héberge. De plus, pour lui, le substrat neural de la conscience n’est pas représentationnel. Des formes de représentation se produisent dans la conscience mais elles n’évoquent pas les états neuraux sous-jacents, mémoire, cartes perceptives par exemple. Ceci permet de ne pas lier les représentations, terme à terme, avec les états du cerveau ou les états de l’environnement. Des formes diverses de représentations, par exemple des images mentales, sont liées à des états divers de la conscience primaire et de la conscience supérieure, mais ne les déterminent pas. La cognition et l’intentionnalité de la conscience supérieure ne déclenchent pas nécessairement des images. Ceci permet d’éviter de traiter les représentations comme les données nécessaires au fonctionnement de l’ordinateur cérébral, lequel se livrerait sur elles à des calculs.

La signification, essentielle à l’intentionnalité, résulte du jeu de nombreux processus convergents qui enferment la représentation dans les circuits “ dégénérés ” résultant du fonctionnement des fibres réentrantes support de la conscience supérieure. Il n’y a pas une fonction s’appliquant à une représentation, comme dans l’ordinateur, mais des interactions multiples et changeantes dont beaucoup se passent de représentations. N’importe quelle représentation peut correspondre à de nombreux états neuraux sous-jacents et à de nombreux signaux différents reçus de l’extérieur. Edelman présente des expériences de magnéto-encéphalographie qui démontrent cette affirmation. C’est la diversité des faisceaux réentrants qui permet une telle convergence, nouvelle preuve apportée selon lui à la TSGN étendue.

Ceci montrerait qu’une grande partie de la psychologie cognitive perd de son intérêt, quand elle prétend attribuer des états fonctionnels équivalents à des informations de même nature codées dans les cerveaux et traités par des programmes computationnels identiques (10). Une très grande diversité et variabilité est la règle, non seulement au niveau des représentations et de leur rôle, mais au niveau des états neuraux sous-jacents. L’intentionnalité et la volonté dépendent de l’interaction des contextes locaux du milieu environnant, du corps et du cerveau.

D’une façon générale, Edelman diminue l’importance que l’on attribue généralement aux représentations. Il n’en fait certes pas des épiphénomènes mais des productions non immédiatement significatives. En d’autres termes, selon lui, il ne faudrait pas attribuer trop d’importance aux images du monde que nous hébergeons. C’est là un nouvel aspect de sa démarche générale : réincorporer la conscience dans les mécanismes neuraux sous-jacents, afin d’aller directement à ces derniers. Mais alors se pose la question du rôle de ces représentations, qu’il faudra bien expliquer pour comprendre leur apparition et leur survie au cours de l’évolution. Y a-t-il là quelque chose à voir avec l’imaginaire ou même avec le rêve ? Quel est le lien entre la représentation susceptible de prise de conscience et la catégorisation qui constitue la façon élémentaire dont l’organisme vivant s’inscrit dans le monde, ceci avant même qu’il ne dispose d’une conscience primaire ?

On ne doit pas non plus oublier que les représentations ne sont pas seulement des constructions individuelles. Elles sont aussi construites au cours des relations entre individus. Par exemple, la représentation d’un prédateur est construite au cours d’expériences vécues par le groupe ou transmise par lui. Elles jouent donc un rôle plus important que ne semble le penser l’auteur.

Ceci nous conduit au concept de concept, dont Edelman ne parle pas, sauf à dire que le concept désigne l’aptitude du cerveau à catégoriser ses propres activités et à construire un universel, ce qui ne nous paraît pas suffisant. Le concept est une des briques de base avec lesquelles se construisent les échanges langagiers au sein d’une collectivité. Pour simplifier, on pourrait dire que les concepts correspondent aux mots du langage verbal. Ils ne sont pas construits par des individus particuliers, à partir de leurs représentations. Ils émergent sur le mode darwinien des interactions multiples entre locuteurs ayant acquis des représentations globalement comparables et vérifiées par l’expérience collective. Ainsi, à force d’être exposés à la pluie, comme tous les êtres vivants, certains d’entre eux y ont associé une représentation individuelle que, dans leurs échanges, ils ont fini par nommer de la même façon, rassemblant sous ce nom un certain nombre de caractères statistiquement significatifs (humidité, froid, utilité pour l’agriculture, etc. ). Les concepts, en retour, contribuent à formater les représentations individuelles en les enrichissant de tous les sens donnés par la collectivité au phénomène désigné par le concept.

Le concept de concept, entraînant celui de loi reliant les concepts (loi scientifique, par exemple) nous conduit à la question de la construction des connaissances. Même si celle-ci est un phénomène collectif, les cerveaux individuels y contribuent directement. On trouve toujours, semble-t-il, un individu à l’origine de la qualification d’une entité observée. Il ne semble pas qu’aux origines, ce processus soit très différent de ceux intéressant la catégorisation, notamment au sein de la conscience primaire. Mais, dans la conscience supérieure, comment le cerveau observant les images qu’il reçoit du monde extérieur à partir de ses organes sensoriels et de ses instruments, en fait-il des “ objets ” de connaissance scientifique ? Autrement dit, le processus décrit par Mme Mugur-Schächter sous le nom de MRC s’applique-t-il, consciemment ou inconsciemment ? (Voir chapitre 1 sur le rôle de l’observateur dans la construction de la « réalité ». ).

Plus généralement, ne faut-il pas s’interroger sur le processus épistémologique d’acquisition et de contrôle des connaissances, incluant notamment l’induction et l’abduction (11), quand on étudie la conscience et les bases neurales de celle-ci ?)

1 : Pour ceux qui voudraient approfondir l’architecture générale du cerveau et ses grandes fonctions, ce que nous conseillons vivement, les ouvrages ne manquent pas. Voir Le cerveau et la pensée : La révolution des sciences cognitives, collectif coordonné par Jean-François Dortier Editions sciences humaines 2003. Pour les détails anatomiques, l’Atlas du cerveau, De Boeck, de Joseph Hanaway et al, 2000 reste une bonne référence, même s’il n’intègre pas les dernières observations permises par l’imagerie fonctionnelle cérébrale.

2 : Nous pensons néanmoins que les travaux de Gilbert Chauvet portant sur le cerveau et la conscience permettront d’aller plus loin que ceux de Gerald Edelman, car ils reposent sur une base théorique mathématique que n’ont pas les seconds.

3 : Les logiques de construction et de fonctionnement du réseau Internet dont la complexité s’accroît quotidiennement, fournissent de nombreux éléments de comparaison pouvant aider à comprendre le fonctionnement des réseaux biologiques complexes, que ce soit dans le cerveau, dans les échanges évolutifs entre espèces ou dans les sociétés humaines non encore informatisées. Est-ce à dire qu’Internet est copié de la nature. Internet évolue seul et selon ses lois propres, du fait de millions d’initiatives individuelles non planifiées. Il s’agit là encore d’une convergence de solutions permettant de résoudre des problèmes fonctionnels identiques à partir de substrats très différents.

4 : Il s’agit d’une question difficile à résoudre par des raisonnements linéaires : comment un cerveau qui constitue un système fermé peut-il générer, par la conscience ou autrement, des descriptions de lui-même nécessitant de sortir du cerveau pour le décrire de l’extérieur ? La cosmologie se heurte à la même difficulté. Comment sortir de l’univers pour en donner des descriptions objectives alors que nous sommes enfermés sans recours dans cet univers. La question se résout si l’on admet que les descriptions ne sont pas à ambition réaliste (voir chapitre 1) mais constituent des constructions relatives à l’objet décrit, à l’observateur/agent causal et à ses instruments.

5 : Le mot « dégénérescence » est évidemment un faux ami. Ici, il est employé dans une acception inspirée aux mathématiques. Ainsi une courbe qui « dégénère » est une courbe qui se décompose en courbes distinctes plus simples, convenant à des besoins de description particuliers.

6 : Gilbert Chauvet, dans son ouvrage, a traité de l’intelligence collective (Chauvet, Comprendre l’organisation du vivant, p. 111). Celle-ci met en œuvre une suite d’opérations qui suppose la mémoire, puisqu’elle permet d’apprendre en comparant le présent aux expériences passées par une mise en relation temporelle. L’auteur met en évidence quatre grandes étapes : la mémorisation préalable de faits à partir d’expériences appartenant à un ensemble d’évènements - la stimulation cognitive par un nouvel évènement E - la mise en situation de cet évènement E par rapport au contexte des évènements appris mémorisés - la mise en relation (explication) avec d’autres contextes, qui crée un nouvel évènement dans la contrainte d’environnement de E, appartenant à une autre série d’évènements. A partir de cette quatrième étape, il y a satisfaction ou non, autrement dit l’explication donnée apparaît ou non satisfaisante. L’américain R.C. Schank , par des voies différentes, a obtenu des conclusions similaires (Goal-based scenarios, dans Leake Case-based reasoning : experiences, lessons and future directions. MIT Press, 1996).

7 : Nous reviendrons dans le chapitre 5 sur la question de la construction du Je, ignoré par d’autres sociétés, notamment extrême-orientales. Lire à ce sujet The Rise and Fall of Soul and Self, de R. Martin et J. Barrest, Columbia University Press. 2006.

8 : De nombreux neuroscientifiques actuels persistent à tenter de démontrer l’irréductibilité de la question du Je, c’est-à-dire du Hard problem. Citons Christof Koch, "The Quest for Conciousness", Roberts and Co ou Jeffrey Gray, "Conciousness, creeping up on the Hard problem", Oxford University Press. Mais tous finissent par nier le fait que le Hard problem se pose vraiment. Jeffrey Gray envisage même l'hypothèse selon laquelle le monde perçu par la conscience ne soit pas le monde réel.

9 : C’est ainsi que ceux qui se demandent si l’Homo Neanderthalensis espèce humaine antérieure (ou parallèle) à l’espèce Homo et ayant été sa contemporaine, disposait de langage, on répond par l’affirmative. Les Néanderthaliens en effet maîtrisaient le feu et des techniques complexes de fabrication d’outils, qui n’auraient pas été concevables sans l’existence d’une culture basée sur des échanges langagiers. Sur ce point, on lira le récent et très intéressant ouvrage de la préhistorienne Marylène Patou-Mathis, Néanderthal , une autre humanité, Perrin, 2006. Voir aussi le numéro spécial de La Recherche, Néandertal, août-octobre 2006. Sur le Néanderthal ou Néandertal, l’orthographe diffère selon les auteurs. Nous ne pouvons malheureusement demander leur avis aux intéressés.

10 : Ainsi, il est soit naïf soit volontairement tendancieux d’imputer aux actualités télévisuelles souvent violentes le développement de la violence dans les sociétés urbaines. Chaque cerveau interprète et réutilise des images identiques d’une façon qui lui est propre. On peut cependant proposer des relations statistiques générales grossièrement exactes entre violences symboliques et violences vécues. La question réfère à la mémétique.

11 : L’abduction (selon Pierce) consiste à passer de déductions puis d'inductions locales à l'élaboration de théories plus générales, de type paradigmatique. On considère généralement qu’il s’agit d’une aptitude dont seul l’homme serait capable.

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