Luc Charcellay : Ce roman, qui est votre premier,
a �t� commenc� il y a 8 ans. Comment est venue
l’�criture�?
Noam Rift : J’�cris r�guli�rement
depuis tr�s longtemps. Mais comme ce que j'�crivais bifurquait
du jour au lendemain, je ne finissais rien. Je pense que c'est la structure
tr�s d�finie, la pr�d�termination de l'organisation
temporelle, qui m'ont permis de terminer CORPS, d'aller jusqu'au bout.
Cette inscription du temps dans le roman concerne naturellement l’�criture
mais aussi les lignes th�matiques qui trouvent un ach�vement,
peut-�tre une finitude, dans la succession des chapitres de plus
en plus courts et dans la ponctuation de plus en plus rare jusqu'�
sa suppression presque totale.
L.C : Le presque a son importance : le personnage principal,
m�me s’il s’essouffle, ne perd pas totalement mais
presque, sa respiration. Il n’est pas, ou pas encore, en apn�e
profonde.
N.R : Oui, c'est vrai, j'insiste beaucoup sur ces rythmes
organiques. J'ai cherch� une histoire qui pr�sente des
similitudes avec l'�criture du temps que je voulais exp�rimenter.
Oui, le personnage principal entretient une relation tr�s particuli�re
avec l'air et avec les syst�mes respiratoires en g�n�ral.
Il se comporte comme si la circulation de l'air n'allait pas de soi.
Evidemment �a le rend fou. Essayez de penser en permanence que
vous respirez, ou que vous pensez, je vous souhaite bonne chance ! Non,
ce qui m'a motiv� c'est qu'un lecteur puisse ressentir physiquement
le temps, dans le d�coupage des chapitres sous forme de s�quen�ages
en diff�rents r�gimes de vitesses, perturb�s par
l'intervention de reliefs diff�rents. Mais je ne voulais pas
tenir un discours philosophique ou scientifique sur le temps, seulement
� faire percevoir un temps de la vie courante si vous voulez.
J’ai donc recherch� une �criture qui perd sa respiration,
qui termine litt�ralement ‘� bout de souffle’
.
L.C : C’est une �criture romanesque, affirm�e
comme telle. CORPS est le premier roman achev� mais est-il le
premier ?
N.R : J’ai �crit quelques sc�narios
pour le cin�ma, des pi�ces de th��tre ou
assimilables � des pi�ces de th��tre. Il
s’agissait d’explorations mais l'exp�dition s'est
perdue dans la jungle. Dans le tas il y avait effectivement un roman
d’une centaine de pages mais qui s’est perdu lui aussi.
L.C : CORPS accumule les pertes, et l’on pourrait
dire les pertes des pertes, la perte de l’identit�, la
perte physique dans la ville puisque Berlin est ‘� part
enti�re’, la perte du sens bien �videmment. Lors
que d’aucuns pensent que le sens est ce qui nous quitte, CORPS
semble dire que le sens est l’int�r�t au monde, la
pr�sence que nous perdons ou qui nous est refus�e.
N.R : En 1990, l'ann�e o� se situe le
roman, j'ai pris conscience de l'irr�versibilit� de certains
ph�nom�nes : la disparition des id�ologies bien
s�r, mais aussi celle de certains �tres chers, d�cim�s
par l'�pid�mie du sida. En 1998, quand je commence la
r�daction de CORPS, on est d�j� habitu�.
C'est horrible � dire mais c'�tait devenu presque banal.
On assistait � une sorte de tr�ve, comme un suspend de
la mort, les m�dias s'�taient lass�s. Pour moi
�a restait tr�s obs�dant, d'autant plus obs�dant
que l'on semblait avoir tourn� la page. Je voyais le monde se
niveler - nous l’�prouvons aujourd’hui avec encore
plus d'acuit� - les choses perdant leur relief, tout valant tout
: les go�ts aplanis, la politique nivel�e, le lib�ralisme
devenant la norme indiscutable et la mort toujours plus aseptis�e.
Si l’�criture est une fa�on - la seule fa�on
peut-�tre - de sculpter la r�alit� ou tout du moins
‘d’y �tre pr�sent’, de participer, CORPS
refl�te aussi ma peur qu'elle disparaisse avec l'eau du bain,
qu’on se contente progressivement de traits monotones �
la place du dynamisme de l'�criture, d'un �lectroenc�phalogramme
plat plut�t qu'un enc�phalogramme alerte.
L.C : Revenons � Berlin, la ville est une m�taphore
- mais bien s�r pas seulement cela - : la ville qui se maquille,
qui se cache, qui devient, au sens premier du terme, urbaine, qui ne
montre rien de ses rides et de sa face sombre, c’est aussi l’acteur
qui se maquille…
N.R : Oui, �a revient souvent, mais c'est surtout
la lecture parano�aque qu'en fait le personnage principal. Pour
lui le r�el est maquill�. Il consid�re le monde
comme le lieu d'un vaste complot. En cela il est assez proche de l'id�ologie
nazi, anim�e par la recherche compulsive d'une origine sans fard,
ce "comble" dont parle Louise Lambrichs. Sauf que lui reste
maquill� et se consid�re probablement comme un complice
trivial du complot, mais un complot qui le d�passe, dont il ne
conna�t pas les r�gles et dont il doit redouter les renversements.
L.C : Oui, il est toujours sous maquillage -comme
on dit �tre sous drogue- ! CORPS balance et montre l’oscillation
entre la dialectique de l’indiff�rence et l’indiff�rence
dialectique, cette indiff�rence est aussi celle que permet l’hypostase,
le maquillage.
N.R : C’est du m�me ordre que le relief
fertile que je viens d'�voquer. Le maquillage permet de changer
sa personnalit�, de changer de personnage. Dans le fond, c'est
une fa�on de r�sister � la st�rilit�
du d�sert, si l'on reprend la m�taphore du paysage. Derri�re
Trente-Neuf, l’acteur de cin�ma qui tient le r�le
principal dans CORPS (on pourrait m�me dire le r�le-titre
du livre) on peut y voir David Bowie qui a �t� si d�terminant
pour faire de Berlin un concept album ou un lieu culte, si j'ose me
permettre le mot. Par ailleurs, la p�riode Berlinoise de Bowie
correspond justement au moment o� il cesse de se d�ployer
dans des personnalit�s juv�niles, extra terrestres, hermaphrodites,
ang�liques ou d�moniaques. C'est � Berlin qu'il
endosse celle du Thin White Duke, une personnalit� suffisamment
adulte pour ne plus devoir la quitter, laissant � Berlin la charge
d'incarner cette plasticit� d'apparences.
Il faut se replonger dans une �poque qui vient d'�tre marqu�e
par le retour d'id�ologies sanglantes, par le culte de personnalit�s
aussi discutables que celle de Mao, par exemple. La pop-music sort elle
aussi d'un climat de violence. ‘Symphathy for the devil’,
rapidement �voqu�e dans le roman, en est symptomatique.
J'esp�re que cela reste tr�s perceptible dans le roman,
quoique je n'insiste pas trop sur le ph�nom�ne. Les diff�rents
visages de Bowie sont en rupture avec la radicalisation des ann�es
60. Quand Bowie entreprend sa trilogie avec Brian Eno, c'est Berlin
qui prend la rel�ve. Elle garde cette dimension polymorphe qui
favorise les �changes interlopes par-del� le rideau de
fer jusqu'� la chute du mur. � ce moment-l�, les
choses changent. Berlin boulevers�e par les grands travaux de
la r�unification laisse appara�tre au grand jour, strate
apr�s strate, les stigmates du si�cle qui s’ach�ve,
la violence, la haine et une fois encore la perte ; s’y ajoute
un Doppelg�nger v�ritablement d�routant qui est Berlin-Est.
Les personnages sont, � des degr�s divers, des hypostases
de la ville et eux aussi poss�dent - et sont poss�d�s
par - un redoutable Doppelg�nger. C’est certain pour les
personnages secondaires, Standart qui essaye de filmer des accidents,
les clochards, tous ces gens qui sont expuls�s de la ville et
qui se retrouvent sur le tournage du film. Quand Trente-Neuf se blesse,
on assiste � un passage brutal du corps sain au handicap, une
catastrophe du corps valide au corps bloqu�, un corps incapable
de bouger. Le livre se termine d’ailleurs � Chypre o�
finalement Trente-Neuf reste bloqu� sur une �le coup�e
en deux. Son destin s’apparente � un ‘Berlin �
rebours’. Il va, in�luctablement, retrouver ce que Berlin
n’est plus ; Berlin est devenue une ville ouverte, une h�morragie
interne. � Chypre, il va d�couvrir la v�rit�
de son corps : c’est quand son corps n’est plus valide qu'il
le retrouve. Il ne peut le re-sentir que dans cette exp�rience
de l'exc�s, autrement il ne sent rien.
L.C : Il me semble que la ‘mutation de Berlin’
- parler de mue serait sans doute plus juste - est d�crite bien
plus comme une lobotomie que comme un lifting ! Et les personnages semblent
entra�n�s par ce mouvement qui les conduit � la
lobotomie et presque � la r�clamer.
N.R : Absolument. J’ai cette image : casser le
mur ouvre les vannes d'un gigantesque courant d'air. Dans la br�che
du mur s'engouffre un vent qui rend fou. Pour rester en prise avec le
monde, un sujet doit rester divis�. S'il retourne � l'unit�,
il perd toute notion de l'ext�rieur. En s'ouvrant, Berlin perd
ses visages multiples et s'expose � la schizophr�nie,
consid�r� non pas comme un d�doublement de la personnalit�
mais comme l'enfermement d'un sujet dans une pure individualit�
justement, une entit� sans lien avec ce qui lui est �tranger.
L.C : C’est exactement ce qui arrive �
la vid�aste, � Juliette, elle s’ouvre � la
schizophr�nie.
N.R : Et contrairement � ce qu’on pourrait
penser, ce n’est pas une personnalit� coup�e en
deux : c’est une personnalit� qui a perdu ses d�fenses
; tout s'engouffre en elle.
L.C : Christo est �voqu� au travers d’analogies
chirurgicales extr�mement inqui�tantes, les draps chirurgicaux,
ce qu’on appelle le champ chirurgical : Christo enveloppe le Reichstag
parce qu’on va trancher les centres nerveux, les centres de la
m�moire et bien s�r il pr�pare l’ali�n�
! Et ce n’est pas pour rien d’ailleurs que la ville est
d�crite comme centrip�te autour du Reichstag.
N.R : J’emploie le mot Reichstag alors que les
Allemands d'aujourd’hui ont tendance � le remplacer par
Bundestag, le parlement qui s'y r�unit. Le Reichstag c’est
le b�timent. Le Palais du Reichstag. Ce n’est pas le Bundestag
que l’on va lobotomiser mais le Reichstag. D'ailleurs, Christo
n’a jamais parl� d’emballer le Bundestag, le Reichstag
oui. Je pense que cela ne l’int�ressait pas d’emballer
le Bundestag. Les parlementaires s'en chargent bien tout seuls !
L.C : Un autre point m’a beaucoup frapp�,
comme une m�taphore, m�me si historiquement c’est
absolument juste, comme une m�taphore de la schizophr�nie
; ce sont ces longs passages, analogiques � l’histoire
des personnages, sur la solution finale et le rapport de haine qui existait
entre les nazis, notamment la S.S., et l’Arm�e, la Wehrmarcht.
L� aussi, c’est un rapport compl�tement schizophr�ne
de la part d’Himmler et de Goebbels, Himmler qui a d�fendu
un temps la Wehrmarcht et qui, d’un autre cot�, s’en
m�fiait profond�ment. Il ne voulait pas que des militaires
soient affect�s aux camps de concentration et surtout pas aux
camps d’extermination. Cela pose de fa�on abrupte la question
du crime de guerre et du crime contre l’Humanit�, la notion
est complexe � la hauteur du crime en un sens.
N.R : Non, pas forc�ment. Le crime est un manquement
tr�s grave � la morale et � la loi. C'est la notion
d'Humanit� qui est complexe. Avec l'�volution de l'article
7 du statut de la Convention Internationale �a devient tr�s
compliqu� de s'y reconna�tre parce que la d�finition
du crime contre l'Humanit� n'est plus assez sp�cifique.
Il faut une intention discriminatoire pour qu'il y ait crime contre
l'Humanit�. Cette intention est le premier signe d'inhumanit�
parce qu'elle ne tient pas compte de la diversit� qui compose
l'Humanit� et qu'elle impose une hi�rarchie, des sup�rieurs
et des inf�rieurs fictifs. Or cette discrimination est souvent
inscrite implicitement dans la culture de l'assaillant, et de fa�on
souterraine dans sa langue. L'inhumain est donc d'abord et avant tout
cet aveuglement de l'assaillant qui prend sa culture et sa langue pour
seule norme. Or qui peut se vanter de ne pas avoir v�cu cet aveuglement
? Nous avons tous notre part d'inhumanit� parce qu'elle est fondamentalement
li�e � cette volont� d'enfermement qui ne laisse
pas de place � l'autre. Elle est tr�s pratique parce qu'elle
nous dispense de faire l'effort de se d�placer vers l'autre.
Il s'agit seulement d'une certaine paresse. Cela devient un crime quand
on cherche � �liminer l'autre qui nous fait de l'ombre.
Et l'�limination devient un crime contre l'Humanit� quand
c'est � l'�chelle d'un �tat que les choses se passent.
L'�tat inhumain est d'abord celui qui impose une politique d'unit�,
de r�tention, ferm�e au reste du monde, et centrip�te.
Mais il devient bassement inhumain quand il traite l'�tranger,
l'unheimlichkeit, l'�tranget�, comme un objet et cherche
� l'�liminer comme un objet encombrant dont il veut explicitement
se d�barrasser. Il le traite souvent comme une d�jection
(et c'est l'aspect corporel qui m'int�resse ici) ce qui montre
assez combien la chose est issue d'un corps qui est le sien mais qu'il
ne veut pas admettre.
La qualification de crime contre l’Humanit� devrait �tre
conserv�e selon moi, uniquement dans le cas d'�tats qui
se donnent des moyens industriels pour assouvir leur perversion ; la
destruction volontaire, revendiqu�e, d’une ethnie �
l'�chelle industrielle, l� on comprend bien l'inhumanit�
de tuer des civils avec des moyens m�caniques, comme des ferrailleurs
qui compressent des v�hicules apparemment hors d'usage. L�
c'est bassement inhumain. Le reste est h�las humain, trop humain
m�me, m�me si c’est r�voltant. L'attaque, la
d�cision d'employer la violence est condamnable mais elle n'est
pas inhumaine. J'ai peur que cette �volution de l'article 7 ne
participe de la perte de sens dont j'ai parl�. Le sens des mots
se barre et tout vaut tout, la guerre et l'inhumanit�.
L.C : CORPS est construit comme un camp de concentration…
N.R : De fa�on assez logique, car il d�crit
le mouvement concentrationnaire qui conduit une soci�t�
ou des individus � construire leur prison int�rieure.
Comme je le disais, le concentrationnaire permet de couper les liens
avec l'ext�rieur. Il implique automatiquement la perte du sens.
On ne peut pas le dire mieux qu'avec la devise "Hier ist kein warum",
utilis�e pour les camps de la mort. Dire qu'ici il n’y
a pas de pourquoi, c'est dire qu'il n'y plus de pour, il n'y a plus
de quoi, plus de qui, qu'il n'y a aucune raison ou pire, qu'il y a une
raison autosuffisante. S'il n'y a plus de raison, il n'y a plus de tort.
Et d'une certaine fa�on, on a toujours raison, on a raison �
tous les coups, � tous les coups qu'on donne et tous les coups
qu'on re�oit. C'est un d�douanement complet de la responsabilit�.
D'autant plus que, pour quelqu'un dont le fran�ais est la langue
maternelle et qui n'est pas sp�cialement sensible � la
longueur des voyelles, dans warum je ne peux m'emp�cher d'entendre
um Wahr, c'est-�-dire ce qui tourne autour (um) de la v�rit�
(Wahr). On ne peut pas aller plus loin dans la perte du sens que d’interdire
le warum.
L.C : Les personnages sont d’ailleurs incapables
de poser des questions. Ils ne demandent pas. L’alt�rit�
ne se questionne pas.
N.R : C’est �a, dans le dernier chapitre
le sens n’existe plus ou sous la forme d'une esp�ce de
bousculade difficile � suivre. Tr�s concr�tement,
ce sont des rejets de textes que j’avais supprim�s du chapitre
pr�c�dent. J’ai conserv� les rejets, des
trucs que je jetais d’habitude. Je les ai conserv�s. Le
dernier chapitre est l’accumulation de ces rejets mis bout �
bout. �a donne un court texte final assez illisible, mais dont
j'esp�re, l'intention est tout � fait perceptible.
L.C : Oui mais comme le personnage se livre �
ses sens, et non plus au sens, c'est-�-dire � la chaleur,
au frais, etc. c’est tout � fait logique que ce soit illisible.
Pourquoi Corps ?
N.R : Mis � part que je ne trouve pas g�nant
qu’un titre soit en d�calage avec le contenu, l'essentiel
du livre cherche � d�crire comment un corps se construit
et se disloque � la lumi�re de la ville, des images cin�matographiques,
de l'�change physique et mental avec les autres. Dans le roman,
les corps sont toujours en repr�sentation d'autre chose et c'est
ce qui les fait vivre. M�me s'ils sont intoxiqu�s par la
drogue, par le cin�ma, par les images d'eux-m�mes ou des
autres, cette jouissance dit tout de m�me un certain plaisir douloureux,
mais un certain plaisir � vivre. La d�pression est tr�s
pr�sente aussi, mais elle est toujours pr�sent�e
comme une dynamique corporelle vitale. Il est vital que l'Histoire,
les villes, l'Art et le corps vivent leurs moments de d�pression.
Je peux dire autrement ce que j'ai d�j� dit : il n'y a
pas que les arbres qui soient une colonie, les corps aussi. Le corps
est une ville disons. En revanche ce qui disloque un corps, comme le
corps de l'Allemagne � un moment les plus noirs de son histoire,
c'est l'aberration de croire qu'il ne sera jamais divis�, jamais
d�pressif, toujours droit dans ses bottes, sans les courbes,
les inclinaisons, les climats et les arborescences qui donnent naissance
� toutes les formes de la vie et constituent les corps. Un corps
est tout le contraire de cette volont� d'unit� sans contradiction.
Si le corps d�cide d'�liminer tous ses tourments, alors
il est conduit � une folie qui peut �tre dangereuse, d�vastatrice
et qui peut � terme disloquer tous les corps. Oui, alors le sens
de la vie dispara�t, il n’y a plus rien � dire, il
n'y a plus rien � �crire.
�